Pic nic nu
Très tôt ce matin-là, une gentille brise agitait les pins bordant la crique. Personne ne s'y était encore aventuré, pas une ride sur l'eau. Le silence était à peine rompu de temps à autre par le passage d'une mouette babillarde.
Aurore se lève et va regarder le thermomètre accroché à l'extérieur sur le bord de la fenêtre: déjà 25°C! se réjouit-elle, on va pouvoir pic-niquer.
L'idéal pour rameuter les copains dimanche matin, c'est le SMS, lui avait glissé sa cousine Martine. Sans attendre, Aurore tape:
"Rencart dès 10h crique verte, prenez boissons + grillades, bois sur place. Tenue estivale de rigueur: à poil. Contrevenants expulsés vers plage voisine. Venez nombreux."
Elle expédie fissa l'invitation à sa liste d'adresses "amis bouffe", soit une bonne cinquantaine de proches.
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Trois heures après, la crique est envahie: les amis ont transmis aux connaissances, qui ont téléphoné aux potes qui ont rameuté les voisins. Personne n'a été exclu: la chaleur étouffante bannissant toute envie de porter des habits, les seuls tissus présents sont les nappes, linges couvertures et autres paréos pour se protéger les fesses des herbes piquantes. Hommes, femmes et enfants déambulent nus sans fausse pudeur: les gringalets, les gros, les gras, les blancs, les bruns et les blacks se sentent à l'aise. Les messieurs jaugent sans se dissimuler l'ampleur des mamelles de ces dames. Celles-ci mesurent d'un coup d'œil la longueur des verges pendouillantes des cuistots.
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La petite anse ressemble maintenant à une fourmilière: les fêtards l'occupent jusqu'au bord abrupt en terre dure qui forme une ébauche de falaise; les gamins peuvent ainsi plonger dans l'eau calme de la mer.
L'espace s'étant petit à petit rétréci, les familles se partagent quelques mètre carrés en échangeant verres et amuse-gueule. Les barbecues ronds et rouillés des uns côtoient les rôtissoires sophistiquées avec cheminée des autres. Les moins malins ont opté pour un aguillage brinquebalant fait d'une grille sur quatre cailloux: les victuailles finissent souvent dans les braises. Le plus hardi, ingénieur bricoleur impénitent, prétendait faire tenir sur un treillis format A4 ultramince relié à une tige de quelques millimètres fichée en terre - «renforcée en nano-kevlar, ça ne plie pas, monsieur» – trois gros poissons et un beau filet mignon de porc: le tout penchait dangereusement. Malgré cette course à la grillade haute technologie, l'ambiance était bonnarde, personne n'avait songé à prendre de radio, on échappait au Tour de France en direct et aux nostalgiques de Michael Klackson.
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A l'heure de l'apéro, une distribution générale de pâté Belle Aurore avait mis tout le monde en émoi: la légende veut que Brillat Savarin ait dédié ce plat en forme d'oreiller à sa mère, offrande proche de l'inceste dans sa démesure calorique. Rien que l'énoncé des ingrédients laisse rassasié. Données pour six personnes: 500 g de veau maigre, 500 g de porc maigre, 250 g de jambon cru, 2 perdrix, 1 canard, 1 râble de lièvre, 2 ris de veau, 250 g de lard gras, 250 g de foie de volaille, 125 g de moelle de bœuf, 2 cuillers d'huile d'olive, 30 cl de vin blanc, 3 oignons, thym, sel et poivre; 125g de champignon de Paris, 125 g de beurre, 125 g de truffes, 2 œufs, 60 g de mie de pain, 1 kg de pâte feuilleté, 125 g de pistaches mondées, 2 l de bouillon gélatineux préparé avec les os conservés. Même les plus affamés crièrent pouce après deux tranches.
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La chaleur était à son pinacle vers 14 heures lorsqu'un gosse qui nageait revient tout excité:
- Hé, il y a un sous-marin qui rôde. J'ai vu son œil qui tourne!
Pour la plupart ralentis par l'hommage au rosé d'Anjou, les parents réagirent mollement.
- Tu hallucines, c'est un bout de bois flottant, ton périscope.
- Pourquoi pas des requins pendant que tu y es!
Dépité, le môme retourne barboter la mine renfrognée:
- Pourtant, je l'ai bien vu, marmonne-t-il.
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Une demi-heure plus tard, une ombre énorme assombrit d'un coup la baie herbeuse. Pas un nuage en vue pourtant, s'étonne Aurore en levant les yeux.
- Ah, les idiots! hurle-t-elle en apercevant un gigantesque dirigeable publicitaire vantant les mérites d'un dessous pigeonnant. L'horrible cigare vrombissait en déversant des décibels de d'un rappeur hurlant "Wonderbraaaaa".
- On devrait interdire ce genre de truc, non? s'interroge une ado qui, prise d'une pudeur compréhensible s'empare d'une nappe pour voiler sa nudité. Patatras, boissons et verres carambolent à terre.
- T'aurais pu faire attention, gémit sa mère, toujours aussi impulsive cette gamine.
Un chœur se met à conspuer le zeppelin, histoire de couvrir le bruit publicitaire. Certains plus placides, attendent que le ballon s'éloigne. Les vociférations finissent par s'éteindre.
- Qui veut du café? propose Aurore pour détendre l'atmosphère. Un groupe d'amoureux de la caféine se forme autour de sa couverture: on oublie bientôt l'intrus.
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- Non, mais, mais, tu as vu ces mecs qui nous prennent en photo, faudrait surtout pas vous gêner, glapit Arthur, en désignant une meute de voyeurs venu à jet ski qui ont tranquillement sorti leur téléobjectif afin d'immortaliser ce pic-nic sauvage et nudiste.
Les motards des eaux sont copieusement hués: «Attention, un voyeur peut en cacher un autre» (ils nous ont agonis d'injures, ces naturistes sont des malades, notera l'un d'eux sur son blog). Les mateurs font mine de s'en aller et vont se dissimuler derrière un petit promontoire à une centaine de mètres.
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- Quel est l'imbécile qui a lancé le buzz sur Twitter? s'étrangle Salomée en consultant son portable. Voilà pourquoi ces acharnés du zoom obsédés du cul se sont pointés.
Elle n'a pas le temps de mener à bien ses recherches sur la Toile: elle est interrompue par l'arrivée en rase-mottes d'un hélicoptère de la TV régionale qui se pose au coin d'une jetée toute proche.
La coupe est pleine, nos pique-niqueurs improvisent une petite délégation qui va négocier le départ des importuns journalistes.
- Vous n'avez que cela à faire, emmerder les baigneurs? entame, hargneux, Polo, un dur à cuire tatoué.
- Pardon, mais votre truc, ici, tout le monde en a entendu parlé, alors le raide-chef nous a branché vite fait sur cette crique, quoi, nous on fait notre boulot! rétorque le cameraman.
- Allez donc le faire ailleurs si vous voulez pas qu'on file votre hélico à la baille, zou, du balai, z'avez pas un truc sportif à vous mettre sous l'objectif? menace Polo.
Le dialogue tourne court et l'engin décolle dare-dare pour mieux aller filmer d'en haut.
- Dire qu'on avait cru échapper à l'ambiance tour de France!
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Soudain, une douzaine de barbus juchés sur des trottinettes à larges pneus déboulent de l'allée de palmiers menant à la crique.
- Qu'est-ce que c'est que ces zozos? hurle Aurore.
- Ça m'a tout l'air des obscurantistes de la mosquée voisine, éructe Jean-Luc.
- Non, ce sont les prêtres intégristes du séminaire de Saint Paul, ceux qui veulent le retour au latin.
- Rien à fiche de leur obédience, ils vont devoir se mettre à poil, assène Arthur qui s'élance, pilon de poulet au poing, à l'assaut des forces de dieu.
Illico, les barbichus de noir vêtu descendent de leurs deux roues et se prosternent à terre en lançant des imprécations contre "les impies qui ne voilent pas leur corps, pardonnez-leur Seigneur!"
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Ces prières sont stoppées net par l'arrivé d'une escouade de gendarmes à dos de chameau. Ces fières bêtes de somme sont de redoutables coureurs. Fouettés par les serviteurs de la loi, ils se précipitent impromptu sur les prêtres intégristes à trottinette qui, interloqués, partent à la débandade. Le retour du dirigeable hurleur ajoute à la confusion: il déverse une pluie d'échantillons sur les pique-niqueurs pris en tenaille par les forces de l'ordre et les barbus. Ces derniers s'emparent des soutiens-gorge et tentent d'habiller de force les femmes effrayées. Quelques gendarmes prudents se retranchent derrière les pins. Mais le gros des flics se lance, matraques en l'air, résolument à l'assaut des prêtres dans l'espoir – ô combien fallacieux - de leur faire entendre raison.
- On va leur faire rendre gorge à ces ploucs, hurle Arthur très remonté par un coup de pied dans ses parties génitales. Saisissant un barbecue encore fumant, il le projette sur une des trottinettes.
Un pneu explose, dégageant une fumée puante. Surpris par la déflagration, deux prêtres se télescopent et bousculent un chameau. Celui-ci, échappant au contrôle de son méhariste, se précipite à grandes enjambées sur un des voyeurs qui filmait de près un corps à corps musclé entre un gendarme et un viril cureton à la soutane déchirée. Le reporter mateur est écrasé au sol, sa caméra rebondit sur le crâne d'une pique-niqueuse qui s'abat tête la première dans la mer.
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Là, le sous-marin - car c'en était bien un – sort de l'eau en éperonnant un jet ski qui coule à pic, attisant l'ire des autres voyeurs. Ils débarquent sans tarder pour venger leur perte et s'en prennent aux convives.
Le chaos est complet, le bruit indescriptible, les enfants hurlent de peur: «Sauve-qui-peut!» Courant de toutes parts, les chameaux effrayent les rares protagonistes encore debout.
A peine le chef des gendarmes a-t-il repris le contrôle de l'arrière garde de ses troupes à l'abri des pins, que sa position est explosée par un puissant jet d'eau horizontal. L'onde sauvage balaie tout sur son passage.
- Un tsunami, barrons-nous, braille un officier ayant funeste souvenir de vacances en Thaïlande.
- Faudrait plutôt dégoter une méga-tronçonneuse, répliqua Arthur qui a visualisé la source du l'étonnante trombe: un serpent de mer affichant 2 mètres de tour et de 20 mètre de long. Qui crache de l'eau, comme dans les vrais contes chinois.
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Quelques heures plus tard, tous les humains ayant fui la calamité marine, le calme est revenu. A coté de l'énorme serpent endormi, repu d'avoir dévoré tous les restes, seule une glacière renversée témoigne d'un déjeuner sur l'herbe mouvementé.