1932-2009
Les autres facettes de l'éternel étudiant flamboyant
Si Sylvain devait être défini par un mot, un seul adjectif convient: magnifique. A prononcer sur le même ton exalté qu'en disant «formidable» à propos de l'ex-conseiller fédéral Ogi.
Magnifique de démesure, souvent
Magnifique d'enthousiasme, toujours
Magnifique d'erreurs, parfois
et surtout magnifiquement épris de valeurs telles la générosité et la mansuétude, loyal à ses croyances révolutionnaires et communautaires.
Laissant à d'autres le soins d'écrire la chronique des 50 premières années de l'existence du belle-lettrien ami d'André Chavannes et fondateur du MDE (Mouvement des étudiants lausannois) et de l'AMR (Association pour la musique improvisée et re recherche, à Genève), approchons-nous de Sylvain G, ci-devant fonctionnaire enseignant de l'Etat et soigneusement fiché par ledit Etat. Je tiens en effet à donner un éclairage différent sur le dangereux sujet Goujon. Fraîchement sorti de Champ Dollon, il tourne le dos à l'enseignement et fonde avec Roberto Broggini et moi un bureau de renseignements écologiques et cannabiques dénommé La Ligne Verte, bureau que Sylvain appelait tout simplement La Ligne.
Fidèle
A La Ligne, tous les vendredi, il était fidèle au poste. On a ainsi passé 15 ans ensemble au 15 rue des Voisins. A vivoter de notre propagande, de nos écrits, d'articles de journaux ou de revues. Un fiduciaire voisin de palier nous a demandé un jour si on estimait vraiment gagner quelque chose. Le facturier a examiné les comptes et nous les a rendu, le regard bas: «Vous y perdez presque les gars!» Sylvain et moi étions contents: on n'avait jamais prétendu faire de bénéfice! Il faut dire que le seul essai de spéculation financière de Sylvain s'est soldé par des pertes nettes qui n'ont que renforcé sa haine des banquiers.
Son amitié était indéfectible. Sylvain a relu pour moi des milliers de pages, pour les révolutionnaires français, il a dû approcher le million de feuillets. Derrière ses lunettes ont passé les siècles et toutes les fautes d'orthographe du monde francophone. Je me souviendrais toujours de la fois où son assiduité l'a trompé: sachez qu'on récupérait soigneusement le papier dans le bureau vert, afin de l'imprimer sur les deux faces. Un beau jour, il a ainsi examiné attentivement le dos d'une feuille A4 dont il devait lire l'autre côté. «J'ai trouvé deux fautes, mais il me semble avoir déjà lu ce texte». En effet, la maculature datait de 5 ans...
Ce qui prouve une chose: Sylvain aimait lire.
Enthousiasmant
On retiendra sa passion dévorante pour les journaux, les nouvelles, les infos qu'elles qu'elles fussent, toujours à débusquer un message significatif ou un prétexte à rire de la bêtise humaine. Et voilà Sylvain armé de ciseaux pour découper la réalité en petits bouts quotidiens. Il a ainsi passé des heures à photocopier des coupures de presse, des extraits de bouquin, des tracts, des pamphlets.
Il a su transmettre sa passion en pédagogue habile qui encourageait et poussaient les gens à s'exprimer et écrire. Pourtant, ce précepteur ne se contentait pas des mots des autres, il maniait le verbe avec bonheur. D'abord à la main, puis au clavier.
Car les écrans, et pas seulement ceux de la TV, ont bouleversés la vie de Sylvain à partir de 50 ans: il a passé sans transition des manuscrits sur vieux papiers jaunis des archives nationales de Paris à l'écran vert de son Olivetti. Pas par intérêt pour la technologie, car il massacrait les appareils avec une vigueur qui rappelait celle de son ancêtre le Constitutionnel martyr de Prairial Claude Alexandre Goujon. Sylvain aimait à donner la description de ce Goujon-là, (et on ne peut s'empêcher d'y voir la génétique au travail); gesticulant, vous aviez sous les yeux la copie du bonhomme de 1790 décrit dans le dictionnaire historique de la révolution française: «Et pour faire taire les incessantes discussions de la Chambre parlementaire indisciplinée, Goujon prenait un fer à cheval et le cassait de sa main droite, obtenant ainsi le silence d'un coup».
Sans transition, comme ces Guignols qu'il ne manquait jamais d'appeler d'un coup de télécommande, revenons au XX e siècle: la police fédérale a recensé de nombreux téléphones annonçant un retard ou une absences à l'administration scolaire genevoise. A en croire les sbires bernois, Goujon était donc un piètre enseignant. Ses élèves, eux, ont gardé un bien meilleur souvenir de ses brillantes digressions! Ils l'arrêtaient dans le tram 12: «M'sieur Goujon, vous vous souvenez de moi? Imperturbable Sylvain répondait «Non» et immanquablement l'élève ébloui contrait: «Mais alors moi, je m'souviens!»
Séducteur
Né sous le signe chinois du singe, Goujon, bien qu'affublé de ce patronyme trompeur, était en fait un grand gorille crépu surgi des forêts angolaises. Blanc aux traits négroïdes, Sylvain avait tout du mâle alpha: il aimait sa femme, que dis-je, les femmes, la lingerie, le beau, le grand, le chaud, le feu. Surtout le feu de l'action politique, dans la rue ou sur les tribunes.
Provocateur
Meneur, Goujon l'a été autant se faire se peut. Mes copains avaient pour coutume de dire que c'était pas gagné pour la Ligne Verte avec Goujon dans son sillage; j'en avais conclu hâtivement qu'ils devaient avoir raison, que c'était mon plus mauvais atout. Mais on ne jouait pas aux cartes ni au vulgaire attaques marketing avec Sylvain. Même si la diplomatie n'était pas son fort, Goujon était un excellent atout doublée d'un excellent ami, à condition de le laisser dans votre manche et de le sortir au bon moment. A l'ombre de sa stature, j'ai un peu grandi, j'ai beaucoup appris, j'ai énormément critiqué la société bourgeoise et arrogante. Refusant de se plier à l'autorité et à la discipline imposée par les cons, les militaires et les curés, il restait résolument du côté de la dérision et du cynisme absolu. Bref, Goujon soignait un côté professeur Choron des Alpes: il adorait la provoc.
Précis
Cela ne l'empêchait pas d'être précis, pédant presque à l'occasion. Si on le charriait à ce propos, il s'en tirait par une pirouette, prétendait qu'il était maniaque comme tous les natifs la Vierge. Il archivait et rangeait dans un désordre fabuleux, suivant en cela des grands maîtres du fatras tels Piaget ou Einstein: il ne fallait pas déranger ses piles de documents, prétendre mettre une logique dans son chaos créatif. Car il était très créatif, l'ami Goujon: toujours en quête d'une association d'idées, enfilant une pensée subversive après l'autre. Sans tomber dans le travers de dénoncer le grand complot mondial, il analysait lucidement le jeu du pouvoir et des puissants, les magouilles et assassinats, l'hypocrisie et les faux-billets.
Après 15 ans d'amitié et propagande écrite, Sylvain a pris sa retraite en 1997. J'ai alors quitté les lieux. Ils n'étaient plus habités par son souffle et son esprit, sa gouaille et ses hurlements au téléphone.
Avide
En hommage, il faudrait offrir un gros pétard à sa mémoire, que diable! Mais je serais bien en peine de l'allumer, quitte à lui faire de la peine. Je renonce également à accompagner Marie Blanche dans l'ivresse: je ne fume plus et je ne bois plus.
Sylvain lui aussi avait renoncé aux excès de boissons alcoolisées, trop emporté qu'il était sous tension éthylique. Il compensait en ingurgitant des quantités gargantuesques de victuailles, la cuisinière était toujours allumée avec un bouillon en veilleuse ou un gigot à plein feu chez Sylvain. Où Marie-Blanche veillait à garnir la table toujours ouverte aux convives de passage de mets succulents. Mes pensées pour elle et pour Véronique, la fille de Sylvain, qui ont vu partir successivement les deux hommes de la famille qui se retrouveront désormais unis dans la même terre ici.
Parti
Il est parti un dimanche soir, sans crier gare. Pour clore dignement le dossier du sieur Goujon connu de nos services, je vais prendre une photo de tous les agitateurs et agitatrices qui participent à cette cérémonie. Un coup de journalisme cinglé à la Hunter Thompson que Sylvain ne renierait pas.
Ainsi, je vous invite à vous lever si vous le pouvez et à applaudir. Et de grâce: pour les archives de Sylvain: Souriez!
Bon voyage l'ami.
Laurent Duvanel
(Lu à l'enterrement le 30 janvier 2009 à Genève). Sylvain Goujon est décédé le 25 janvier 2009