Nouvelle
«Pour réussir de bons vins, il faut disposer de bons plants». Le professeur Eloi Guschpon sait de quoi il parle. Depuis des années, il déguste, renifle et clone des plants de vitis vinifera . A l'assemblée des importateurs de vins et de spiritueux, il tient sa revanche sur tous ces œnologues qui n'y connaissent que pouic. Le prof s'enflamme: «Il n'est pas question de créer de toutes pièces une nouvelle vigne: les producteurs sont trop fiers de la spécificité de leurs crus. Pour sauver la diversité de la vigne européenne en respectant l'environnement, une démarche novatrice s'impose. En collaboration avec le FNRS, l'Université de Neuchâtel a lancé un programme prioritaire en biotechnologie, une recherche sur un fléau: les virus du court-noué, comme ArMV arabic mosaic, transmis par un ver habitant le sol des vignobles suisses, X. Diversicaudatum . Pour ce faire, nous sommes en contact avec l'université de Stellenbosch en Afrique du Sud et l'INRA de Colmar.»
Le professeur parle pendant deux heures. A l'en croire, la percée était super importante: grâce au génie génétique, un des grands ennemis du vin allait enfin être maîtrisé.
Très content de lui, il quitte le cercle des Vignolants d'Auvernier et monte dans le dernier train pour La Neuveville. Il s'endort en écoutant le chant des essieux.
Manchette de l'Express, 30 avril 1998: «Sus au virus».
Vers minuit, dans une cave de Concise, le vigneron Aloïs et son ami Michel, agronome, discutent devant un écran.
- Tu crois que cela va marcher? insiste Aloïs.
- Ecoute, j'ai bossé plus d'années à l'uni que tu n'en a passées à fabriquer ton vin bio douteux. Tu veux gagner du fric,
oui ou merde? rétorque Michel.
- Ouais.
- Bon alors, le numéro du site, c'est 173.186.198.70, après mot de passe et clés du coupe-feu, puis identification de l'administrateur-système.
L'écran clignote, puis les vieilles lignes téléphoniques de l'université accordent le passage.
- Il s'agit maintenant d'identifier le dossier dans le serveur, annonce Michel.
- Reste que tu aurais pu savoir le numéro de la serre en demandant à un collègue et puis photocopier les documents sur place.
- Gros naïf, tu oublies que ces sales cons m'ont viré de l'Institut de microbiol, ils se méfient. Je les déteste.
Deux heures et quelques jurons plus tard, Aloïs et Michel piratent les données de l'ordinateur du prof Guschpon, puis ils effacent les traces de leur passage informatique. Fébrilement, ils impriment les résultats de 8 ans de recherches.
- Et voilà, il ne restera plus qu'à transférer le matériel génétique, claironne Michel.
- Comment?
- T'es vraiment obtus. Tu vas demander officiellement à Guschpon d'abriter son premier essai sur une vigne que tu loues, celle de Cressier et le tour est joué. Il nous fournira le matériel transgénique et je me fais fort, avec les indications pêchées ce soir, de te reproduire des porte-greffes résistants !
L'Union, mensuel de l'UPS, avril 1999 , titre Une dernière gorgée avant la manipulation : «L'essai de Cressier est autorisé après bien des tergiversations, mais lorsqu'il en va de la réputation de la place scientifique suisse et des intérêts viticoles (prendre les Français, les Italiens et les Australiens de vitesse, quelle jouissance), les meilleurs arguments écologiques ne pèsent pas lourd».
Au printemps 1999, Aloïs Montpierre met en terre son premier parchet de 100 plants officiels dans les hauts du village de Cressier sur une vigne louée à Mme Edwige Von Mühlenen-LaRoche. Et Michel Meillard s'emploie à transférer des cellules résistantes au court-noué sur une surface adjacente de 10 000 m 2 , également affermée par Montpierre.
Commentaire du Temps , 10 octobre 2001, signé de la chroniqueuse gastronomique Messaline Dellaluce: Sur la navette Iris «Il fallait voir les yeux embués d'émotion de la conseillère fédérale Marie-Helène Dupré pour comprendre l'espoir fou qui s'est emparé du monde viticole helvétique: notre ministre de l'économie publique et de l'écologie, fille de vigneron, a en effet révélé que la vigne génétiquement modifiée a produit en deux ans 6 fois plus de raisin qu'une vigne normale. Brandissant une grappe, elle a dégusté avec un plaisir non dissimulé les fruits du savoir-faire helvétique. Rappelons que c'est grâce aux recherches du brillant professeur Eloi Guschpon, tant décrié par les Verts, qu'il a été possible d'arriver à ce résultat éblouissant: cette vigne, baptisée Le Vin 01, transmet sa résistance aux parchets voisins, grâce à la collaboration, semble-t-il, des populations de fourmis brunes jurassiennes, un phénomène inattendu salué par les vignerons. La croissance et la propagation de la résistance devront bien entendu être soigneusement suivies, mais cela laisse d'ores et déjà augurer un siècle radieux pour l'ensemble de la Suisse viticole qui a bien besoin de ce coup de génie salutaire pour relever les défis qui l'attendent face à la concurrence d'un monde globalisé.»
Dans le train qui la ramène de Grandson à Bienne, Marie-Hélène Dupré, sonnée par les libations, jette un regard empreint de fierté sur les pentes surplombant Cressier. Réalisant qu'elle ne peut localiser l'emplacement de la vigne d'Aloïs, elle songe: «Il faudra signaler ce parchet pour les touristes.» Puis elle somnole, bercée par de légers crépitements inhabituels.
Le 4 décembre 2005, l'euphorie règne. L'autoroute N5 a enfin fini de dérouler son tapis anthracite luisant de Soleure à Yverdon. Sylvette Mabillard, responsable de l'Office fédéral des routes nationales est heureuse. Depuis sa nomination à la tête de ce bastion mâle, c'est sa première inauguration importante. Elle a tenu à faire écrire son discours par une pro, Luce Blatter, qui, depuis dix ans, déborde d'éloges à chaque ouverture du Salon de l'Auto: «Si nous avons choisi Cressier pour cette fête des 4 roues, c'est qu'ici on trouve réunies les deux mamelles du déplacement automobile: le ciment et le pétrole. Face à la cimenterie qui a participé activement au percement des tunnels sous la Béroche en recyclant le calcaire des excavations, on admire la raffinerie, fleuron européen du traitement écologique de l'or noir qui nourrit activement les cylindres de nos voitures, symboles de la liberté. Buvons donc à la santé de cette indispensable liaison entre la cité des Ambassadeurs et celle des Eaux».
Comme il se doit, la fête est arrosée du vin nouveau tiré des pressoirs Montpierre.
ATS, 4 décembre 2005, 19.30: «Des militants de Greenpeace ont perturbé l'apéritif servi à l'occasion de l'ouverture officielle au trafic de la N 5. Le communiqué de l'organisation écologiste précise que si le premier vin bidouillé a été servi le 4 décembre, fête de la sainte Barbe, patronne des canonniers, cela n'est pas dû au hasard. Ce vin transgénique n'a pas fini de faire parler de lui . Quelques bouteilles ont été brisées par les protestataires.»
Télétext, 29 novembre 2007: «La police fédérale se félicite de l'arrestation du coupable de la dissémination du porte-greffe transgénique basé sur le plant 3309 Couderc. Selon les estimations de l'OFAG, les dégâts provoqués aux surfaces cultivables se chiffrent à plus de 7 milliards de francs.»
Madame Schneupötze referme la porte blindée du fourgon. Menotté, Michel Meillard rumine sa rage. Se faire coincer neuf ans après le seul coup réussi de sa vie assez terne, un an avant la prescription. «Et dire que je traitais Aloïs de gros naïf».
24 heures, 30 novembre 2007, page sciences , Fredy Barillon: «La vigne manipulée a, en deux ans, envahi les 60% des surfaces arables helvétiques. Le seul remède consiste à couvrir les champs envahis par ce végétal fou de plexiglas renforcé en fibres de verre. Pour juguler ce fléau, des milliers de vitriers et de menuisiers ont travaillé dans toute l'Europe pour protéger les champs non contaminés. Parti de Cressier, le végétal a envahi les vignobles bernois et neuchâtelois, le Vully, puis la Côte , le Mandement genevois et les coteaux valaisans.
Après un hiver très doux suivi de pluies diluviennes, la capacité de croissance quintuplée s'est transmise à l'ensemble des champs traités aux engrais de synthèse. Seules résistent quelques poches dans les zones bio. On a bien sommé le prof Guschpon de trouver une parade, mais en vain. A défaut, la police a trouvé un bouc émissaire. Entre-temps, la vigne progresse. Le fléau transgénique est arrivé aux portes de l'Espagne. Toute la région de Rioja tremble. Après avoir ravagé les vignobles de Bourgogne et du Bordelais, du Barolo et des Riesling, le monstre a passé la mer; l'Algérois et tous les vins du Liban ont dû être couverts. Pire, la Sonoma Valley californienne est déclarée zone refuge, protégée de hauts murs. Parmi les grands producteurs vineux, seule l'Australie, échappe à la catastrophe.»
Transféré dans le compartiment carcéral du Genève-Zurich, Meillard regarde défiler le vignoble de Cressier, couvert de plexiglas. Les crépitements continus provoqués par le passage des roues sur les traverses bétonnées ne parviennent pas à l'endormir.
Christine Bessire est fatiguée. Elle conduit le convoi marchandise du 21 décembre 2008 de Muttenz à Denges. Une Pininfarina 2000, la 460-021-9 tracte une cargaison hétéroclite où dominent les poutrelles métalliques et les liquides toxiques. 284 essieux dans la nuit. Arrivée à la hauteur de Cressier, elle remarque que les crépitements signalés par la direction d'arrondissement de Lausanne s'amplifient. Soudain, elle aperçoit de minces serpents le long des rails. Ils semblent venir à sa rencontre. 200 mètres plus loin, les voies sont envahies par un fouillis de racines. La motrice commence à patiner, les rails se tordent sous son poids. Lentement, la loco se met à basculer, le ballast se rapproche dangereusement. Malgré sa tentative de fuite de dernière minute, Christine est broyée par la masse métallique.
05.15, rapport des pompiers: «Quand le premier véhicule de secours atteint le train couché sur la double voie, le four de la cimenterie s'écroule dans un fracas énorme, faisant apparaître une flamme de 20 mètres de long à 1800C°. Simultanément, les superstructures en acier de la raffinerie de l'autre côté du canal de la Thielle collapsent et les réservoirs de gaz explosent les uns après les autres. Les ponts de l'autoroute flanchent, les grues du port de Marin s'abattent, tout comme les pylônes des lignes à haute tension.»
20.46, Radio romande, interruption du match de hockey Fribourg Gottéron-Genève Servette: «La cellule de crise du Conseil fédéral vient de décréter l'état d'alerte maximale. Veuillez rester à l'écoute et fermer les fenêtres.»
Site Internet www.ch.gov.com, 24 décembre 2008: «Suite à la catastrophe de Cressier, et à l'affaiblissement de toutes les constructions métalliques dans un rayon de 25 km , l'expertise du Poly de Zurich a révélé qu'une variété de vigne contaminée par le virus mutant d'ArMV est devenue métallivore.»
Une semaine plus tard, la totalité du territoire suisse situé au Nord des Alpes est évacué, ainsi qu'une partie du Jura français et des communes autrichiennes et allemandes limitrophes. Mobilisés en urgence, d'énormes bulldozers de l'armée américaine creusent sans relâche de larges tranchées que l'on remplit de chaux. A la moindre pause, les racines métallivores menacent de les immobiliser. Les belles inventions du professeur Guschpon ont dégénéré en un Frankenstein végétal. Ce qui explique l'extinction des carnotzets.
Rapport du comité d'ethnologie alpestre, septembre 2098: «Sur un haut plateau de la Leventina jouissant d'un microclimat protecteur, certains agriculteurs se livrent à un culte unique: ils vénèrent les dix derniers ceps de pinot noir non mutant. Une fois l'an, à la Toussaint , ils s'enivrent dès l'aube.»
Rédigé en mars 1998 au restaurant roulant entre ZH et GE, via Bienne, inspiré d'un veltliner rouge 94, DOC Triacca, Campascio.